Théâtre sans frontière – au delà des guerres
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Cristina L’Homme | Journaliste
Il y a un mois je vous ai raconté la préparation de la pièce de théâtre « Roméo et Juliette », jouée par des enfants syriens, dont la particularité était que Roméo se trouvait à Amman en Jordanie, et Juliette, en Syrie dans un quartier assiégé de Homs.
Nawar Bulbul, dramaturge, comédien et metteur en scène, et son associé à Homs, avaient fait répéter les deux groupes d’enfants, d’abord séparément puis en les réunissant grâce à Skype. D’un côté comme de l’autre, ces enfants que la guerre déchire, ont pu, guidés par leurs professeurs de théâtre, tisser des liens et travailler ensemble pour bâtir cette œuvre de Shakespeare en version syrienne.
Je veux vous raconter ce qui s’est passé ce vendredi 27 mars 2015 entre 15 heures et 17h40. Car aucun des 250 spectateurs qui ont assisté à cette pièce n’en est sorti indemne.
Nous sommes dans les combles de la Maison Souriat Across Borders (où sont accueillis des jeunes grands blessés syriens), décorés sans moyens mais avec une imagination incroyable, avec des cartons colorés jaunes et rouges.
La scène est composée d’une grande toile blanche accrochée au mur et d’une esplanade qui lui fait face. Sur la toile, il y aura, nous l’espérons, les visages de gamins de Homs, qui répondront en direct à ceux d’ici. Un violon pleure. A 15h15 la salle s’assombrit, mais sur la toile blanche, Skype mouline, ronronne, n’aboutit pas. Une fois, deux fois, dix fois, vingt fois.
Bulbul s’excuse, très préoccupé, le front ruisselant. Il réessaye, encore. La connexion n’est pas bonne dernièrement, les coupures d’électricité à Homs très fréquentes. L’image perce puis se brise. Enfin, vers 16 heures, Juliette apparait sur son balcon.
Elle porte un masque, protégeant son identité : si les hommes de Bachar el-Assad regardent, ils pourraient venir la chercher… mieux vaut donc éviter. On entend les avions qui survolent la maison de Homs où une vingtaine de jeunes spectateurs sont assis dans un coin. Eux comme nous attendent. Eux comme nous. Sauf que nous, à Amman, nous n’avons pas les tripes retournées par des bombes.
Au moment précis où l’acteur-enfant déguisé en prêtre accepte de marier Roméo et Juliette, la connexion tombe encore. Le silence s’incruste, lourd. Skype remouline, une dizaine de fois, puis, miracle, le conteur réapparaît. Et, même si 10 minutes se sont écoulées entre deux phrases qui se suivent normalement, les petits acteurs reprennent le texte, comme si de rien, là où il s’était arrêté.
Qu’importe le temps, qu’importent les coupures, qu’importe la forme. Pour ces gamins, ce qui se joue, à cet instant-là, est bien trop important pour que nous qui sommes tranquillement assis dans nos fauteuils, nous nous arrêtions à ce genre de détails : ce serait indécent. Et ils ont raison, ils ont tellement raison qu’ils nous transportent dans leur façon d’appréhender le monde, le texte, la vie. Nous les suivons malgré les coupures, nous tremblons quand l’image grelotte, nous avons mal quand l’écran devient blanc, et les yeux qui moulinent comme Skype. Homs prend doucement corps. Homs qui crie en direct, à travers des tirades amoureuses.
L’enfant-prêtre de Homs s’est approché de la caméra, tout près. Il s’adresse à nous, spectateurs : « Bon, eh bien, ces deux-là, quand est-ce qu’ils vont boire le poison ? » La salle sourit. Puis c’est le black-out total. Et pendant 15 minutes, ni moulinette, ni clics, rien ne change, rien. Alors, Bulbul se dresse face au tableau blanc et d’une voix cassée, annonce qu’il va jouer un à un, tous les rôles des gamins de Homs pour donner la réplique aux petits d’Amman. Pour que le spectacle continue… Il ne peut pas tout arrêter, c’est le seul moyen qui lui reste. Il se plie, tente des changements de voix, lève les bras… La gorge serrée, nous le voyons se débattre. Quand soudain, Juliette réapparait par enchantement. Et à partir de là, l’image restera nette jusqu’à la fin, malgré quelques décalages et échos dans les répliques.
« Je te jure que si on n’est pas pris par les bombes ou les barils d’explosifs, et si Juliette n’est pas tirée par un sniper, on sera encore là à la prochaine scène », lance le conteur, depuis Homs.
Certes, la tirade ne fait pas vraiment partie du texte, mais qu’importe. « Assez ! Assez de morts, assez de sang », dit Roxane, la dame de compagnie de Juliette, elle aussi à Homs. « On veut vivre comme tout le monde ! » La salle se dresse, les applaudissements résonnent. Les nôtres, les leurs, l’écho sur l’écran blanc où les masques tombent.
Puis c’est A., le prof de théâtre à Homs, qui prend le mur, droit et digne dans son costume gris. Il est ému mais le cache bien :
« Merci pour votre patience, merci d’avoir compris la réalité de notre ville assiégée. Ce sont ces enfants-là que l’on tue en Syrie, ces enfants que l’on traite de terroristes. Ces enfants qui lancent des messages d’amour. Nous allons continuer à jouer… toujours ! Jouer sera notre arme ! »
http://rue89.nouvelobs.com/2015/03/30/syrie-skype-reunit-romeo-juliette-moment-grace-258434
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